À la naissance d’une oeuvre se trouve habituellement une personne – ou même plusieurs – douée d’un charisme spécial qui a donné à l’oeuvre une couleur spéciale. Simplement par la qualité de son être, cette personne insuffle un esprit qui marque durablement l’oeuvre.
Nous présentons ici cinq femmes dont nous aimons à nous souvenir. Deux d’entre elles ont participé à l’installation de la congrégation des Filles de la Charité du Sacré-Coeur de Jésus au Canada en 1907: Soeur Marie-Alexandrine et Soeur Saint-Didier. Soeur Marie-Alexandrine, à titre de représentante des supérieurs majeurs de la Congrégation – résidant en France – a mené les tractations qui ont abouti à l’installation de la Congrégation sur la terre du Canada. La seconde a été supérieure à la Crèche de Magog pendant toutes les années de sa vie active au Québec.
La mémoire garde aussi le souvenir de Soeur Thérèse de Saint-François, de Soeur Saint-Hilarion et de Soeur Séraphine. La première fut supérieure au Couvent du Sacré-Coeur ouvert en 1909, la deuxième y fut cuisinière pendant 40 ans et la troisième fut titulaire de la classe des tout-petits à Valcourt.
MARIE ROUX
Cette femme est douée d’une nature vive, prompte, droite, entière, ardente, généreuse, taillée pour le commandement et pour les grandes choses. Elle arrive en Amérique à l’âge de 38 ans. Là, elle partage avec ses compagnes les soucis d’une fondation difficile, les embarras d’une langue étrangère, les rigueurs d’un climat capricieux, mais aussi et surtout les consolations d’une évangélisation fructueuse.
Après 16 ans à Newport, elle quitte la direction de l’école, alors en plein essor. Les Supérieurs lui confient les destinées de l’œuvre canadienne, dans le diocèse de Sherbrooke.
De 1922 à 1947, fidèle à l’esprit de la Congrégation et aux désirs des évêques, elle ouvre 16 écoles de village; elle fera en outre agrandir deux fois la maison principale et la dotera de la magnifique chapelle aux arcades ogivales et priantes.
En 1935, c’est sous son initiative et ses insistances que la Congrégation s’ouvre aux Missions d’Afrique du Sud.
MODESTE BONDU
Quand elle arrive à Magog pour fonder la première maison des Filles de la Charité du Sacré-Cœur de Jésus au Canada, Sœur Saint-Didier a 50 ans. Elle fonde la Crèche et en prend la direction. Elle a l’étoffe qu’il faut : les choses vont aller de bon train! Elle est l’âme de cette maison.
Sa bonté, alimentée par une solide piété, son dévouement inaltérable, son esprit d’organisation, sa charité universelle font de la Crèche un établissement ouvert aux besoins du jour. Voici un tout court extrait des lettres longues et imagées qu’elle écrivait aux supérieurs de France. Elle raconte ici son arrivée à Magog.
Mon bon Père,
Nous sommes parties de Newport le 1e octobre. S. Marie Alexandrine est venue nous conduire et nous nous sommes arrêtées à Sherbrooke, nous avons fait une petite visite à Monseigneur lequel a été très aimable.
En arrivant à Magog, nous avons trouvé à la station M. le Vicaire et une grande voiture dans laquelle nous avons pris place. M. le Curé était à faire le mois du rosaire. On nous a conduites dans une maison provisoire, petite mais suffisante, la nôtre n’est pas terminée, nous préparons la lingerie de la maison, il en faut beaucoup pour toutes ces œuvres, crèche, asile, hôpital, c’est surtout cela qu’on désire. Le bon Curé fait monter 10 lits pour les malades, nous allons avoir bien de la peine à nous empêcher d’en prendre! Magog, ville catholique en grande partie. Il y a 26 ans que M. le Curé est ici; à son arrivée, il y avait 60 familles catholiques, aujourd’hui il en compte 650 et si vous voyiez comme tout le monde se tient bien à l’église; entre les offices, les hommes comme les femmes et les enfants font leur chemin de croix. Le 1er vendredi du mois : plus de 400 communions. Et comme cela toujours.
Nous avons une chapelle, il garde une chambre pour lui et quand il viendra dire la messe, il viendra la veille, il n’est pas fort.
Tout le monde est heureux de nous voir, aussi on nous apporte beaucoup de choses, fruits, gâteaux, légumes, sirop, etc. Nous avons du bon pain, nous buvons du café et du thé, nous sommes bien,. Les religieuses sont très contentes que nous soyons arrivées pour nous donner leurs plus petites filles que leur logement ne leur permet pas de garder et surtout elles n’ont pas assez de personnel. Elles ont donné un ciboire à M. le Curé pour notre chapelle et elles font du linge aussi. Les frères nous ont également témoigné beaucoup de sympathie, nous ont apporté de beaux légumes de leur jardin. Magog ne ressemble nullement à Newport et les habitants sont pour la plus grande partie des Français, cependant il y a bien des Anglais et nous ne pouvons parler avec eux, ce qu’ils regrettent. M. le curé paraît bien bon, il faudra aller juste comme il le désire, il n’est pas fort, ce qui influe sur son caractère, nous ferons comme nos Sœurs de Newport, nous vous dirons nos joies et nos peines. Il est venu souper avec nous hier soir afin de goûter à la cuisine française, pour lui elle ne valait pas l’autre.
S. Saint Didier, Filles de la Ch. du S.C. de J. Heureux titre Canada Magog Box 443 P.Q.
Elle qui était couturière de métier avant d’entrer en communauté, elle coud pour les vieillards et les enfants, elle confectionne les vêtements liturgiques. À la Crèche, les vieillards sont réconfortés, sécurisés; les enfants instruits et éduqués. À l’âge de 69 ans, alors qu’elle est toujours à pied d’œuvre et en pleine forme, elle fait une mauvaise chute. Des complications l’obligeront à quitter son poste pour se retirer à l’infirmerie de Sherbrooke. Elle gardera jusqu’à la fin une forte nostalgie de ses années à Magog où tous la regrettent, elle qui a fait passer l’argent des nantis dans le ventre et le cœur des sans-le-sou, non sans l’avoir décuplé par son travail!
Une malicieuse raconte que, pour aller au ciel, elle voulait passer par Magog!
MARIE-LOUISE DELAUNAY
Née à Moisdon-la-Rivière d’une famille où les traditions d’honneur et de vertu sont héréditaires, au foyer paternel elle avait puisé une foi ardente et généreuse qui la distingua toute sa vie. Elle est entrée au noviciat à l’âge de 15 ans. Dans ses moments d’ennui, elle aimait le soir à contempler la lune, la même qui éclairait aussi sa maman. Au sortir du noviciat, elle fut placée sous la conduite d’une supérieure intelligente, sage et ferme. À ce contact, elle puisa cette virilité si nécessaire au temps de l’adversité. Elle s’acquitta de sa première fonction de directrice avec un tact exquis.
En 1904, la persécution fut cause que, de sa maison d’école, on fit une maison hospitalière. Soeur Thérèse se mit donc aux études pour obtenir ses diplômes d’infirmière. En 1907, elle prit la direction de la clinique de Ruffec.
En mai 1910, la confiance de ses supérieurs l’appela à remplir le rôle devenu très délicat par les circonstances et important à la fois de supérieure au Couvent de Magog. À cette date, elle fit partie du Conseil dans le gouvernement de nos maisons d’Amérique.
Au Couvent, par son tact, son dévouement et son courage, elle sut relever l’établissement et l’orienter vers l’idéal. Son ascendant grandit à tel point sur les élèves et leur famille qu’on la consultait souvent parce qu’on l’aimait, qu’on la vénérait à l’égal d’une mère ornée de hautes vertus.
Quelle bonne vie de famille et comme la paix régnait au cher couvent de Magog pendant qu’elle en était la supérieure et la directrice.
Après de longues années l’on se souvient toujours de l’aménité de ses manières, de la délicatesse de ses procédés, de la bienveillance de son regard, de sa voix grave, parfois riante, mais toujours humble et douce. On aime à se rappeler sa piété vive et tendre, son humilité vraie et profonde, et par-dessus tout son inlassable dévouement.
[À propos de ses derniers jours de maladie, une soeur raconte:] Au cours de sa maladie, par une permission divine, il se passa une période sombre et la douleur qui était entrée dans son corps, avait précédé le deuil dans son cœur. Des événements lui furent pénibles, la nuit se fit dans son âme. Le Fiat de la résignation qui, d’habitude errait si légèrement sur ses lèvres, lui devint douloureux; elle ne pouvait plus regarder le ciel qu’à travers ses larmes. Cet état ne dura pas, bientôt ce ciel redevint serein; toute l’énergie de son âme reparut et avec elle le sourire de la résignation. C’est ainsi, que sans agonie, et presque à notre insu elle s’éteignit après nous avoir assurées à maintes reprises de son souvenir constant auprès du bon Dieu.
Elle mourut âgée de 42 ans, le 5 septembre 1916 à l’angélus du midi en notre maison de Sherbrooke. Son corps repose dans le petit cimetière de la Communauté, inauguré ce jour-là.
[Sœur Gérard Majella ajoute :] On fit tout pour la guérir, mais en vain. Mgr Larocque lui intima même la défense de mourir. Un jour, je me trouvais près d’elle lors d’une de ses crises de cœur. Elle me dit : « Je sens que le bon Dieu me veut, mais jusqu’à quand vais-je rester ainsi avec la défense de mourir? Je vais faire demander Monseigneur. » Je me trouvais là quand il arriva. « Monseigneur, dit la malade, je sens que le bon Dieu m’appelle à Lui, s’il vous plaît m’enlever votre défense de mourir. ». Après une pose, sa Grandeur dit : « Mais vous ne demandez pas la mort? » « Non », reprit la malade. « J’ai une autre faveur à vous demander, Monseigneur. J’ai toujours beaucoup aimé ma Congrégation, toujours beaucoup aimé mes Sœurs, je demande la grâce d’être enterrée ici près d’elles. » [Depuis plus d’un an, Mgr Larocque ignorait la demande d’ériger un cimetière sur le terrain de la communauté.] « Où voulez-vous avoir le cimetière? » Elle lui désigna la place actuelle, et sa Grandeur lui accorda la faveur.
MARIE PIEAU
Évoquer le nom de Soeur Saint-Hilarion, c’est faire revivre sa figure ouverte, rayonnante de bonté et d’affabilité; c’est ressentir la chaleur et l’élan de son amour et de sa générosité; c’est rappeler son ardeur au travail où, sans agitation fébrile, « elle se hâte avec lenteur ».
Son âme limpide et sans détour, est grande de toute son humilité. Sa foi profonde est toute simple comme l’est sa vie qui se déroule sans heurt, pleine et joyeuse. Dans la paix, sans calcul, Sœur Saint-Hilarion se donne à Dieu et aux autres. En 1908, elle arrive à Magog où elle reçoit sa première et unique obédience. Le Couvent du Sacré-Cœur devient alors pendant un demi-siècle, son milieu de vie et le champ de son apostolat. Elle y cumule de multiples fonctions chapeautées d’un seul titre : cuisinière.
« Sœur Saint-Hilarion est bonne comme le pain qu’elle pétrit », dit Monsieur le Curé. Devant les larcins commis par les élèves qui prélèvent leur goûter à même son jardin, elle ne sait pas gronder. Maternelle, elle sourit. « Ces mignonnes ont tant de plaisir à manger les tomates, chaudes de soleil! » C’est si bon! Bonne, condescendante, généreuse, joyeuse, telle est Soeur Saint-Hilarion. Elle était de cette bonne étoffe dont on fait les saintes du Paradis!
CLÉMENCE DOUX
En 1905, incapable d’accepter la sécularisation, Soeur Séraphine demande à partir à l’étranger. Refus de Mère Rose de Sainte-Marie; pour quelle raison? Soeur Séraphine est enseignante alors qu’en Amérique, on réclame une recrue adonnée aux travaux domestiques. Sœur Séraphine accepte de changer de carrière : abandonner l’enseignement, être affectée aux soins du ménage et aux travaux manuels.
Après 3 ans, elle dut quitter son cher Newport pour aller fonder à Valcourt. Ce fut un détachement, mais une joie lui était réservée : l’enseignement aux petits. Pendant 13 ans, elle mit au profit de ses catéchisés, ses talents de narratrice. La bonne nouvelle de Jésus-Christ était annoncée avec ardeur, les fêtes liturgiques préparées avec ferveur! On se souvient de ses crèches originales, où la sainte Famille était entourée de petits animaux vivants, de poupées, et de multiples personnages… Et la fête du Sacré-Cœur? Célébrée en grande liesse, avec feux d’artifice illuminant glorieusement la statue… Et la fête de saint Joseph, et les fêtes de la Sainte Vierge! Sa piété et sa créativité rivalisaient ces jours-là… Tout le monde aimait Soeur Séraphine. Les petits garçons l’adoraient… les grands lui jouaient des tours et elle riait avec eux…
À l’âge de 75 ans, elle exprima le désir d’aller mourir en France. Là, entourée de pieux souvenirs d’outre-mer, elle pense à son cher Newport, à son cher Canada. « Si l’on ouvre mon cœur après ma mort, on y lira : Canada! Canada! », confia-t-elle.